Au début, c’était une manifestation d’écologistes comme il y en a chaque semaine. 1250 arrestations plus tard, une question émerge: l’exploitation de pétrole serait-elle plus fragile qu’on ne le pense en Amérique du nord?
Inquiète de l’instabilité au Moyen-Orient, il y a longtemps que l’industrie cherche à extraire de l’or noir dans des endroits plus près de chez elle: c’est ce qui explique les énormes investissements pour aller en extraire du fond du Golfe du Mexique —et tôt ou tard dans l’Arctique— et pourquoi les sables bitumineux de l’Alberta sont si importants.
Mais l’impact d’une manifestation tenue devant la Maison-Blanche ces deux dernières semaines —1250 arrestations, dont des vedettes, une pétition signée 600 000 fois et l’histoire la plus lue sur Google News pendant une journée— ébranle des certitudes. Cette manifestation a pour but de s’opposer à la construction d’un pipeline, Keystone XL, qui relierait l’Alberta à des raffineries du Texas et, de là, au Golfe du Mexique.
L’importance de ce pipeline vient d’un problème scientifique: on a beau extraire tout le pétrole qu’on veut des sables bitumineux, il faut des raffineries spécialement équipées pour le transformer, et celles-ci sont notamment en Illinois, en Oklahoma et au Texas. Sans raffineries pour le transformer, et sans pipeline, ce pétrole restera en Alberta.
De plus, selon Alberta Oil Magazine, les deux pipelines déjà existants sont «saturés». Pas de nouveau pipeline, pas d’expansion.
Le gouvernement albertain a déjà évoqué la possibilité d’exporter lui-même son pétrole vers la Chine, mais il lui faut pour cela construire un nouveau pipeline vers la Colombie-Britannique et le projet, qui est à l’étude, est lui aussi menacé: il fait face à l’opposition des Premières nations situées sur sa route ou sur la côte. Dans l’hypothèse la plus favorable pour l’industrie, il ne faut pas y penser avant 2020 selon Lorne Stockman, directeur de la recherche chez Oil Change International, un groupe de recherche associé à la gauche et voué à «séparer le pétrole et l’État».
Toutefois, en dépit de l’ampleur prise par les manifestations contre le Keystone XL, la probabilité que le président Obama y oppose son veto semble très faible, surtout à la lumière de son annonce, la semaine dernière, de ne pas renforcer les normes sur la pollution de l’air.
Une dernière audience sur le pipeline doit avoir lieu à Washington le 7 octobre. S'il devait être annulé, «l’industrie aurait un énorme problème» poursuit Lorne Stockman:
La controverse autour du pipeline KXL expose l’énorme vulnérabilité des multinationales dans le marché en rapide évolution. Un seul projet d’infrastructure pourrait défaire le travail de plus de cinq ans et détruire la valeur de ces compagnies. Leur stratégie de s’en tenir au pétrole à n’importe quel coût semble de plus en plus fragile... Compagnies et investisseurs doivent rechercher de nouvelles façons de créer de la valeur. Le vieux modèle est fatigué.
La réalité la plus dérangeante pour les environnementalistes est que, à long terme, aller de l’avant avec le pipeline peut se justifier. Les habitants les plus riches de cette petite planète sont encore très énergivores et, en attendant que le solaire ou l’éolien puissent offrir le même service que le pétrole au même prix, vaut mieux polluer avec du pétrole qu’avec de nouvelles centrales au charbon. Sur son blogue, l’économiste Michael Levi, du Conseil des relations internationales, écrivait vendredi:
Réduisez la demande en pétrole et le développement des sables bitumineux disparaît. Gardez la demande en pétrole sur sa trajectoire actuelle et nous avons d’énormes problèmes avec le climat, que le Keystone XL soit approuvé ou non.

Un bémol sur les chiffres:
Au cours des deux dernières semaines, un chiffre a créé la controverse: selon le mouvement d’opposition TarSands.org, la quantité de pétrole contenue dans les sables bitumineux serait suffisante, a notamment écrit Bill McKibben dans The Guardian, pour ajouter 200 parties par million (PPM) de CO2 dans notre atmosphère. Considérant que notre atmosphère contient déjà quelque 390 PPM, et que ce nombre est déjà dangereusement près du seuil de danger, 200 PPM de plus, c’est une catastrophe planétaire.
Or, sans remettre en question le caractère extrêmement polluant du pétrole extrait à partir des sables bitumineux, il faut nuancer un peu. L’économiste albertain Andrew Leach a calculé que pour obtenir les 400 gigatonnes de carbone nécessaire à ajouter ces 200 parties par million, il faudrait extraire du sol 2400 milliards de barils de pétrole ce qui, avec la technologie d’aujourd’hui, prendrait plus d’un millier d’années.
Son argument est qu’une lutte efficace pour réduire les gaz à effet de serre ne doit pas se concentrer «contre un seul projet», comme ce pipeline. En revanche, lui répondraient les opposants à ce projet, une stratégie efficace pour un mouvement environnemental est justement de se concentrer contre un projet facile à faire comprendre à l’opinion publique.